Texte & textile — 6
Des femmes sexagénaires que je devine couturières s’attardent devant mes robes, font glisser violemment les cintres de gauche à droite et s’éloignent dans l’incompréhension la plus totale à la vue des prix sur les étiquettes. Je n’existe pas, je me tiens pourtant debout près de mes robes, mais je suis aussi invisible que la tringle qui les soutient. Parfois, on me demande une carte d’affaires que je n’imprime plus, je suis désolée et je pointe le code QR. Une question me sort de ma rêverie, mes robes vont-elles dans la machine ? Oui ! et je risque une réponse longue, les fibres naturelles sont durables… mais la cliente s’éloigne en me remerciant. Une fillette s’approche de la table sur laquelle j’ai disposé quelques bijoux et des vases en porcelaine. On ne touche pas, Marguerite, on regarde avec les yeux. Je regarde Marguerite suçoter mon vase pendant que sa mère farfouille dans mes robes, son café à la main. Deux heures passent, j’ai mangé ma banane, deux dattes et mon sandwich au baba ganouj. Une dame s’arrête, elle a une question, je lui souris.
Elle me demande où j’ai acheté mes cintres en velours. Je souris poliment.
Une ou deux fois par année, je prends la route. J’accroche mes robes délicates dans un aréna, une église ou un centre communautaire. Autour de moi, des artisans qui travaillent le bois, le cuir. Des entrepreneurs vendent du café fruité dans de jolis emballages design, des lattés et des casquettes brodées de leur logo. On fait goûter des biscuits, des marinades, des confitures, du pop corn. Derrière moi, cinq membres d’une même famille attendent patiemment leur première transaction — ils vendent des pièces de vitrail décoratif — en fixant les gradins vides de l’aréna.
Sur le chemin du retour, je fais le bilan. Ça se passe toujours assez bien finalement, je vends quelques pièces à des clientes qui connaissent Noémiah, qui sont ravies de pouvoir enfin essayer mes robes, me posent des questions sur mon approche écoresponsable et inclusive ainsi que sur mon atelier en forêt. Et comme beaucoup d’autres, la maman de Marguerite est repartie avec une paire de boucles d’oreilles.