Texte & textile — 5
Je rejoins ma directrice chez Olivieri. J’ai déposé mon mémoire de maîtrise quelques semaines plus tôt. Je lui tends le bouquet que j’ai acheté pour la remercier de m’avoir généreusement accompagnée durant les trois années qu’a duré la rédaction, ce qui lui vaut le commentaire d’un collègue un peu éméché au bar : « C’est ta fête ? » Ma directrice sourit poliment sans lui répondre. Elle me félicite chaleureusement pour le dépôt, prend des nouvelles, me questionne sur ce DEP en couture auquel je me suis inscrite. J’ai presque trente ans et je n’ai jamais touché à une machine à coudre de ma vie. Je lui raconte que nous pratiquons le point droit sur une machine industrielle électronique, la Cadillac des machines apparemment. Moi, j’ai surtout peur de me planter l’aiguille dans le doigt. J’ai souvent la main levée, j’ai besoin d’explications supplémentaires et cela ne s’améliore pas tellement avec le temps. Je suis experte dans le décousage, j’intègre tardivement le vocabulaire – droit fil, biais, pince, couture de soutien. J’ai l’impression que les gammes de montage sont écrites pour des initiés. Ma directrice commande une entrée, et deux verres de bulles s’il vous plaît. Elle marque une pause et me dit ces mots qui s’inscriront durablement en moi : « Tu as passé les dernières années à l’école, il faut te laisser le temps d’apprendre cette nouvelle langue. Fais confiance à la mémoire du corps. »
J’apprivoise encore aujourd’hui ce lâcher-prise.