Texte & textile — 4

J’ai seize ans et je fréquente l’école privée. Je suis assise nonchalamment au fond de l’autobus et j’écoute Charles Aznavour dans mes écouteurs. J’étrenne mon très grand manteau de printemps Levi’s en jeans bleu pâle. À défaut de la fameuse jupe à plis officielle, je porte le pantalon de l’école, le modèle taille basse pour garçons. La jupe à larges plis bleu marine n’avantage personne (je ne sais que penser de l’immense épingle à couche en métal qui retient le vêtement sur le côté), et mes efforts pour la raccourcir me valent des avertissements répétés de la part des surveillants et des convocations mensuelles au bureau du directeur. La conséquence est brutale, on m’interdit les « journées couleurs », ce moment béni prévu quelques fois par année seulement et qui donne droit à ceux qui ont respecté le code vestimentaire de porter ce qui leur plaît.

Ce matin, sous ma large chemise blanche exagérément déboutonnée et à moitié rentrée dans mon pantalon, je porte un chandail à manches longues rose pâle. J’ai dormi avec des rouleaux, mes cheveux brillent et je les ai aspergés d’un jet de CK one. Toutes les autres filles portent jeans et t-shirt blanc. Je m’efforce de marcher droit, déséquilibrée par mes plateformes Mary Jane en suède noir. Je ne porte pas de jeans ni même le cachemire offert par ma grand-mère, que je me promets de revêtir le jour où j’aurai droit à cette fameuse « journée couleurs ». Je croise le directeur, qui me regarde de la tête aux pieds et passe son chemin avec un demi-sourire complice. Je n’ai pas enfreint les règles de l’école aujourd’hui, je fredonne Parce que et je me sens libre.

J’aimerais dire à la jeune fille au fond de l’autobus qu’elle portera encore tout trop grand quand elle sera grande, que ça deviendra sa signature. Et que ce costume imposé, qu’elle déteste tant, est pourtant riche en enseignements.